Entretien avec Emmanuel Todd

Emmanuel Todd écrit au carrefour de l’Histoire, de l’anthropologie, de la démographie et de  les Champs Libres le recevaient le 25 janvier dernier à l’occasion de la parution de son livre Les Luttes des classes en France au XXI. L’ouvrage propose de comprendre l’évolution de nos sociétés depuis le traité de Maastricht jusqu’au mouvement des Gilets Jaunes.

Quelque chose paraît paradoxal. Alors que le titre de votre ouvrage fait référence aux luttes des classes, vous avez dit sur France Culture que vous n’observiez pas une inégalité croissante entre les classes, mais plutôt une homogénéisation de la société. Quelle typologie des classes faites vous?

Définir des classes, ce n’est pas définir des niveaux de revenus. Je suis pour une définition des classes qui combine position des rapports de production, niveau éducatif, insertion régionale… On peut tout à fait avoir des niveaux d’inégalités constants -hormis pour les 1% supérieurs (cette classe qui se détache) : l’aristocratie stato-financière qui croit faire du néo-libéralisme mais qui sort juste de l’ENA. Ce sont de hauts fonctionnaires qui se sont saisis de l’économie privée pour la détruire en prétendant la servir-  et les autres classes au destin parallèle avec des revenus décroissants, des inégalités qui n’augmentent pas, et des générations futures au destin de plus en plus problématique.

Cette stabilité des écarts de revenus entre les classes n’empêche pas de distinguer différents groupes. On commence par le haut : ce qui sort dans les médias, les « winners », des gens de la société ouverte qui ont voté Macron pour ensuite se faire massacrer par lui, que j’appelle petite bourgeoisie CPIS (Cadres et Professions Intellectuelles Supérieures), pour la ramener à une catégorie de l’INSEE. C’est donc un groupe en descente sociale comme les autres avec un fort élément de fausse conscience et qui se voit autrement que tel qu’il est. Cette fausse conscience est pour moi la partie du marxisme la plus intéressante. Ce livre se veut être un ouvrage civique expérimental qui renvoie à l’idéologie allemande de Marx et à la  difficulté qu’on a à savoir ce qu’on est, qui est selon moi la partie la plus intéressante du marxisme. Donc j’appelle cette classe la petite bourgeoisie, familièrement les « losers d’en haut ».

Il y a ensuite une catégorie centrale (19% de la population), assez homogène. Ils sont diplômés du privé et du public. Parmi ces diplômés, on y trouve les professeurs. Ils sont typiquement un cas extrême d’aliénation macroniste : ces professeurs ont un niveau de vie élevé et pourtant sont parmi les salaires les plus bas dans les pays d’Europe du Nord. On constate donc ici la fausse conscience. 

Ensuite, nous entrons dans la non-conscience qui concerne la moitié de la population ; je parlerais ici de Centre Majoritaire Atomisé, professions intermédiaires, employés qualifiés, paysans, artisans et petits commerçants… On voit par la trajectoire électorale des professions intermédiaires depuis 2002 que cet électorat ne sait pas où il en est. On peut ainsi dire que cette moitié de la population ne sait pas qu’elle existe en tant que classe, puisqu’il y a une certaine volatilité dans le vote de la part de celle-ci. Cette instabilité au sens de la conscience signifie que cette classe n’existe pas. 

En dessous, le prolétariat est dans une sorte de fausse confiance généralisée.

On se retrouve ainsi dans une situation de mépris général où chaque classe sociale n’éprouve rien d’autre que de la défiance voire du dégoût pour la classe d’en dessous. Le petit blanc méprise l’immigré (mépris culturel), la petite bourgeoisie méprise le prolétariat français. Et nous devons en arriver au fait que l’aristocratie stato-financière méprise la petite bourgeoisie, et cela arrive justement avec la réforme des retraites par points universalisée. Seul le centre majoritaire atomisé n’est pas situé dans cette cascade de mépris descendant, justement car il n’a pas conscience d’exister. Voici  le modèle dans lequel nous sommes jusqu’à l’épisode des Gilets Jaunes.

Le Gilet Jaune se retrouve principalement dans le prolétariat. Il y a donc à partir de là une rupture. Les Gilets Jaunes regardent vers le haut,  ne s’intéressent pas aux immigrés. Il y a pour la première fois un début d’inversement du regard. Cela pose question : est-ce que la CPIS, et particulièrement le professorat, va comprendre que l’aristocratie stato-financière la méprise ?

Les Gilets Jaunes ont-ils une conscience de classe ?

Je n’irais pas jusque-là. Ils ont produit deux choses. Tout d’abord cet inversement du regard justement comme je vous le disais, il est ainsi très intéressant de voir à quel point la conscience nationaliste est absente de leurs valeurs, contrairement à ce que le gouvernement voulait faire croire au début du mouvement. Les Gilets Jaunes n’ont pas pensé aux immigrés, en revanche ils ont parfaitement conscience de la domination de l’aristocratie stato-financière. Toutefois, ils sont dans la lutte des classes à travers un mécanisme défensif, puisque Macron les attaque. C’est pourquoi je ne pense pas qu’ils aient une conscience de classe véritable d’autant plus que pour moi l’un des éléments fondamentaux des Gilets Jaunes, au-delà de la capacité à s’organiser, c’est la sympathie de la population qui lui est tombée dessus (70%), exactement le contraire de l’antipathie de la population pour le Rassemblement National.

Vous constatez un déclin éducatif chez les dirigeants, diagnostiquez vous vraiment la « crétinisation » des élites ?

Je consacre un chapitre sur l’évolution éducative, pessimiste et optimiste. Pessimiste parce que l’on mesure des déclins du niveau en calcul, en orthographe ; le niveau général de l’enseignement supérieur a baissé. Optimiste car c’est démocratique, ça ne marche pas du tout dans la théorie du mépris des uns pour les autres. Le niveau des enfants de CPIS baisse autant que celui des enfants d’ouvriers. Dans mon ouvrage L’Illusion économique publié en 1997, j’avais noté l’importance de la stratification éducative dans la structure sociale, mais c’était à cette époque là congruent avec les privilèges économiques, et l’école était méritocratique. Donc cette thèse a été acceptée il y a deux ans, avec 20 ans de retard. Mais là nous sommes entrés dans une autre phase, où le diplôme est devenu un titre de noblesse qui protège mais qui n’est pas censé rendre vraiment compétent (je ne dis pas qu’il ne faut pas faire d’études supérieures bien sûr). Désormais, la société ne bouge pas, il n’y a aucune mobilité sociale ni scolaire. Les catégories supérieures se protègent, donc les catégories les plus précaires sont remplies de gens intelligents qui ne peuvent pas faire d’études, tandis que le haut de la société, particulièrement l’ENA, ne sélectionne pas les meilleurs. Pour être sélectionné à l’ENA, il faut être conformiste, discipliné, et travailleur, capable d’être très haut fonctionnaire et de respecter les ordres. Il faut des gens incapables d’avoir des idées. L’ENA est devenu une machine à sélectionner les moins aptes. On a pu le constater lors du face à face entre les figures des Gilets Jaunes, réactifs et malins faces aux énarques que sont les conseillers des différents ministres complètement désemparés. Ces personnes ont été sélectionnées, il est donc peu surprenant de les voir patauger. Tant que l’impératif des élites est de penser que l’Euro est une réussite économique, nos gouvernants nous feront rester dans le système dans lequel nous sommes englués.

Vous mettez souvent l’accent sur la faute à l’UE depuis Maastricht, un Frexit est-il souhaitable ?

Il y a un paradoxe. L’Euro est un échec économique total, et pourtant moins il est efficace, plus il est accepté politiquement. Cela pose un problème qui est que si on garde l’Euro, la jeune génération sera pauvre, à l’heure où les Etats-Unis s’enferment de plus en plus dans un protectionnisme économique et où la Grande-Bretagne s’émancipe de l’UE. Il est extrêmement compliqué de faire le choix de sortir de l’UE. Si j’étais président, je dirais qu’il faut sortir de l’UE, avec l’appui des américains. Tout ce que je peux dire c’est que nous avons le choix : soit on y reste, la France s’appauvrit, et s’enfonce dans des luttes de classes à effet négatif, où la violence s’ajoute à la baisse du niveau de vie, soit la société française se ressaisit pour se sortir du piège. Une troisième issue serait que l’Euro chute.

Vous contestez les données de l’INSEE suite à vos travaux. Pourquoi ?

L’Insee est remplie de gens très compétents, mais une société en telle difficulté ne peut pas survivre dans la brume. Dans le livre, je parle d’un indice des prix trafiqué, qui cache la baisse du niveau de vie. Avec un bon indice des prix, le gouvernement n’aurait jamais fait la faute de lancer les Gilets Jaunes dans la rue. Dans la réforme des retraites, les acteurs politiques ont été incapables de se projeter sur les prochaines décennies, mais ils ont en plus de cela enfoncé le pays dans un avenir de bouleversement du système de retraites avec l’Insee qui est entraîné à masquer la réalité.

Est-ce volontaire selon vous ?

On retourne dans un problème de fausse conscience. C’est un mélange d’habileté consciente et de préférence inconsciente, car les gens de l’Insee sont des petits bourgeois de CPIS qui pensent qu’ils sont des « winners », alors qu’en vérité ce sont aussi des « losers ».

Dernière question, sur la question de la « mise au pas » par le gouvernement. Vous  comparez son action au Gleichhaltung ; qu’est-ce que cela signifie ?

Même si la réforme des retraites est votée, on ne va pas sortir de cette histoire de si tôt, tout simplement parce que cela signifierait que les gens de moins de 45 ans finiraient avec le minimum vieillesse dont on ne connaît même pas le niveau futur. Un futur candidat qui voudrait défaire cette réforme des retraites aurait de bonnes chances de faire les 25 % nécessaires au premier tour des prochaines élections présidentielles. Une réforme universelle suppose quelque chose de juste et beau, alors qu’en vérité il s’agit de plumer tout le monde. L’un des éléments importants du livre, c’est qu’on ne vit pas la victoire du capitalisme triomphant, mais d’une montée en puissance de l’État, un Etat devenu cinglé, dirigé par des gens qui en veulent au peuple de leurs propres échecs. Cette réforme des retraites est une tentative de mise au pas de la société, et on a un mot pour ça dans l’histoire politique de l’Europe, qu’il faut détacher de son contexte. Je propose donc ici de sortir de l’époque bien sombre du parti national-socialiste allemand pour utiliser le concept de Gleichhaltung qui signifie à la fois mise au pas et synchronisation, qui évoque l’action d’un Etat cinglé qui veut mettre au pas la société. C’est précisément ce que nous vivons aujourd’hui en France.

Merci à Emmanuel Todd pour cet entretien.

Propos recueillis par Nathan Le Potier, Hugo Vosila, Charly Rezé.

Publié par constancemilo

Etudiante à SciencesPo Rennes.

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