Nous autres, étudiants de l’IEP, sommes tous formatés. Si cette critique vous rappelle sans doute un parent ou un oncle au détour d’un repas de famille un peu arrosé, elle n’est pas infondée, dès lors que nos enseignements autant que la culture de l’école recèlent nécessairement une part d’idéologie qui nous influence inconsciemment. Conscients de notre chance et de la force de la mention « Sciences Po » dans l’inconscient social français, nous sommes tous ceints d’une écharpe de fierté, et osons-le, d’orgueil. De cette certitude d’avoir un brillant avenir découle indubitablement une certaine confiance en nous et un ensemble de comportements qui sont aux mieux arrogants, aux pires malpolis. La liste est longue et je ne serais pas assez objectif (ni assez acerbe) pour brosser un portrait fidèle du degré de mise en scène de nos vies. Mais s’il y a bien un cliché dont j’ai pu constater la force et l’essor au détour d’un apéro houmous ou d’une soirée feutrée dans un appartement en centre-ville, c’est bien celui de votre rejet facile et fort peu original de Paris et des parisiens. Cette caste floue et informe qui « fait la gueule », cette « ville polluée et sale où tout est cher ». Je pourrais terminer cet article dès maintenant en vous faisant remarquer que Rennes est la capitale mondiale de l’urine, que les bretons sont peut-être « sympas » mais qu’une fois la nuit tombée les rues du centre ne sont pas franchement rassurantes. Ou simplement que comme chaque métropole régionale en France, Rennes s’embourgeoise à mesure que le capitalisme mondialisé l’envahit, et que payer une pinte huit euros n’est plus tout à fait impossible dans les bars de trentenaires qui pullulent autant que les parisiens que vous vous plaisez à conspuez. Si vous souhaitez vous épargner la litanie d’arguments qui va suivre, retenez l’essentiel : le problème ce n’est pas Paris, c’est vous.
Je ne suis pas parisien. Encore que cela ne constituerait pas un argument, dès lors que chacun doit bien défendre sa paroisse, mais autant le clarifier pour éviter la critique facile du chauvinisme. Je le réserve aux étrangers et surtout aux américains qui se plaisent à nous traiter de socialistes et à qui je montre ma carte vitale en riant grassement. Je suis né et j’ai grandi à Nantes, une ville comparable en tout point à Rennes, autant sur l’insécurité que sur son américanisation. L’endroit parfait pour un poste de cadre supérieur moyen d’un grand groupe de BTP ou d’une administration territoriale, à une heure de la mer, avec la campagne à portée de voiture pour vous donner bonne conscience et aller acheter vos œufs dans une AMAP pour compenser vos vacances au ski et vos 3A à six avions. Une ville moyenne à la hauteur de vos ambitions moyennes et de votre jugement rétréci après deux ou trois virées shopping à « Paname » option stories Instagram à Montmartre. Si Paris n’est pas pour vous, posez vous les bonnes questions. Commencez d’abord par un soupçon d’humilité face à 1500 ans de centralisation parisienne qui se passera de vous pour continuer. Ayez conscience de ce que vous refusez et des portes que vous vous fermez parce que « Paris c’est fatiguant ». Ne pensez pas que vous serez les acteurs du changement alors que vous incarnez avant même la fin de vos études une bourgeoisie provinciale médiocre tout aussi déconnectée de la réalité réelle de la vraie vie des gilets jaunes et autres oubliés de la mondialisation. Avec en plus de cette fermeture à ceux qui sont au-dessous de vous une fermeture à ceux qui sont bien au-dessus et qui ne pense pas à vous. Paris n’est peut-être pas la France, mais toute la France est à quelques heures de train de Paris. Vous croire différents de ceux qui ont des ambitions parisiennes ne vous rend pas spécial, parce qu’il est de bon ton de se croire au-dessus de ce que vous percevez comme un parcours tout tracé pour lequel vous êtes trop intelligents, alors que vous êtes surtout trop lâche et trop habitués à votre petit confort.
Paris a les défauts de n’importe quel espace urbain où se concentrent des millions d’habitants. Vouloir y rechercher une exceptionnelle particularité en comparaison avec Shanghai ou Londres ne fait que démontrer l’étroitesse de votre réflexion. Paris est en plus une petite capitale, qui a le net avantage d’être un spectacle visuel de chaque instant, d’avoir parmi les plus beaux monuments et les chefs d’œuvre du monde entier dont l’accès est gratuit presque partout en dessous de vingt-cinq ans grâce à des siècles de pillage intense et efficace qui font notre fierté. Le plus hypocrite est sans nul doute le fait que les revenus auxquels nous sommes pour la plupart promis nous permettrons de vivre intra-muros dans la même cage dorée que le centre-ville de Bordeaux ou de Rennes. Chaque arrondissement vous permettra de choisir votre tour d’ivoire selon vos sensibilités politiques et votre Biocoop préféré. La vraie spécificité de notre capitale est sans aucun doute celle d’incarner vingt siècles d’histoire et de patrimoine que le monde nous envie, bien loin d’une ville comme New-York dont l’architecture phallique est une insulte de tous les jours à la nature et au bon goût. Mais au moins, les vêtements Abercrombie y sont moins chers n’est-ce pas ?
Cela m’amène à mon deuxième point. La plupart des défauts que vous affublez à Paris sont ceux d’un capitalisme anglo-saxon incontrôlable qui défigure nos centres-villes, de Poitiers à l’île de la Cité. Pas besoin d’un master en ingénierie urbaine pour se désoler du triste spectacle d’une rue commerçante un samedi après-midi, d’autant à l’approche de Noël et alors que ce cauchemar consumériste de « Black Friday » (qui je le rappelle, tire son nom de la pire crise économique de l’histoire, le « Black Thursday » de 1929) est sur nous. Malgré cette désolante évolution dont Paris n’est que la vitrine, elle reste la ville la plus ouverte et la plus tolérante du pays, qui a toujours accueilli les étrangers, les parias, les artistes, tous ceux que les mœurs et les traditions étriqués de la campagne ont toujours rejeté. Derrière votre critique facile de Paris comme la ville de tous les problèmes -desquels vous seriez prétendument au-dessus- c’est un certain état d’esprit parisien que vous rejetez, alors qu’ironiquement la plupart d’entre vous s’en réclament, par votre ouverture au monde et aux autres. Au demeurant, cette ouverture est dans les villes moyennes de province quasi-exclusivement commerciale. Votre « antiparisianisme » primaire me divertissait, désormais il me construit.
Au fond, le rejet instinctif que nous autres, enfants de province, avons ressenti lors de nos premiers séjours parisiens n’est pas lié au métro qui sent mauvais ou à la foule. C’est quelque chose de bien plus profond, de bien plus fort et de bien plus frustrant que vous avez fait le choix de fuir : la violence des inégalités. Dès la sortie du train, la misère la plus noire côtoie l’opulence avec une indécence rare à laquelle nous ne sommes pas habitué. La vraie différence réside dans notre réaction face à celle-ci. Cette réalité du monde dans son exposition la plus crue doit-elle nous pousser à nous renfermer dans notre zone de confort, ou doit-elle être un appel à l’action citoyenne (oserais-je dire, aux armes) ?
L’ami du peuple.